La situation qui s’est présentée lorsque je me suis retrouvée dans toute cette complexité linguistique en Nouvelle-Calédonie n’était pas forcément quelque chose de négatif. Elle a plutôt engendré une curiosité et une fascination chez moi, me poussant à établir de bons rapports avec mes élèves afin de trouver comment ou s’ils réussissent à faire entendre leur(s) propre(s) langue(s) dans un pays francophone et s’ils arrivent à fixer leurs frontières linguistiques dans cette communauté polyglotte. Comme le prédateur du cagou, le chien, dont le cri se ressemble à celui de l’oiseau vulnérable, je voulais aussi comprendre si la langue dominante menace la ‘survie’ de ces langues minoritaires et si elle complique l’échange de paroles entre ces langages dominés. Exerce-t-elle une influence nuisible sur la ‘préservation‘ de ces vingt-huit langues locales, dont dix sont en voie de disparition?
Avec une telle diversité linguistique, il est pourtant difficile d’en tirer des généralisations car la maitrise d’une langue dépend, bien sûr, des circonstances de l’individu, y compris de ses origines, de son éducation et de sa position sociale, et est ainsi un sujet sensible qui est étroitement relié à sa vie privée. En plus, entre les élèves mélanésiens que j’enseignais, il y avait tant de disparités de ces données qu’ils avaient tendance à mentir, pour dissimuler leurs réalités, ainsi minimisant ces différences. Pour la plupart, ces jeunes avaient grandi en tribu, qui les a inculqués une certaine habitude de ne pas dire la vérité afin de voiler leurs situations. J’ai eu l’occasion de voir de près cette particularité tribale pendant un séjour dans un tel espace confiné où il faut être discret ou trompeur pour que le voisin n'aperçoive rien, ni prenne ce qu’on vient de récolter, par exemple.
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La vie en tribu avec amis |
Il était ainsi difficile de déterminer quelles langues parlent ces jeunes, en raison de ces obscurités et parfois dans certain cas, de leur timidité de parler à haute voix devant la classe, surtout si l’adolescent était le seul ambassadeur de sa langue dans la classe. Ce qui a facilité le partage de leur patrimoine linguistique était le petit exposé que j’ai fait sur la langue et la culture maori*. En mettant en valeur cette langue minoritaire, les élèves voulaient réciproquer ce geste, en valorisant leurs propres richesses linguistiques. Mais même après cela, il était évident qu’ils hésitaient encore à reconnaitre leurs langues maternelles et encore plus à en être fiers dans ce cadre lycéen. Petit à petit, ils sont devenus plus ouverts et quelques uns ont osé dire « bonjour » dans leurs propres langues. Une barrière qui empêchait encore ce partage socioculturel était le sentiment de gêne. Ça m’a fait de la peine d’entendre la fille la plus bavarde de la classe refusant de s’exprimer en wallisien, sa langue maternelle, à cause de "la honte".
Comme illustre le dernier exemple, dans le lycée, le français joue un rôle dominant, voire oppressif, mais les élèves mélanésiens sont toujours reconnaissants de l’occasion de pouvoir se communiquer en français entre aires linguistiques. Un élève a affirmé la valeur du français, disant que «sans français, nous, les kanaks, on ne pourrait pas se comprendre, parce qu’on ne comprend souvent pas la langue de la tribu voisine. Pour les échanges (les mariages etc.) entre tribus, le français est indispensable!» Pour eux, la langue française n'est pas considérée comme un véritable prédateur, plutot une clé intégratrice pour leur avenir en Calédonie et peut-être, en Métropole, plus tard.
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Un petit enfant en tribu à Thio |
Enfin, grâce aux efforts de chacun, on a réussi à mettre le doigt sur le nombre de langues parlées dans la classe, comptant 12 langues maternelles entre 24 élèves. 80 pour cent des élèves qui ont rempli le questionnaire parlaient plus que deux langues (ainsi que le français), parmi lesquelles le drehu, le paici, le nengone, le vietnamien, le wallisien, le tahitien, le javanais, le mandarin, le futunien, le bichlamar et l’anglais. Je me suis rendu compte que ces jeunes sont dotés d’un patrimoine linguistique riche qui risque de disparaitre, s'ils ne le protègent pas. A mes yeux, de voir certains élèves se taire en langue dominées signifie que ce sont des victimes d’une crise d’identité linguistique. Si les locuteurs d’une certaine langue ne la revendiquent pas, comment peut-on sauver ces langues qui sont menacées ?
A mon avis, la solution reste entre les mains des homme politiques. Suite aux Accords de Matignon dans les années 80, il y a eu un certain relâchement au niveau politique noté dans la discipline linguistique qui a permis aux locuteurs de pratiquer les langues locales dans certains établissements français. Contraire à leurs grands-parents qui auraient été sévèrement punis si une langue autre que le français sortait de leurs bouches dans la salle de classe, cette génération, largement composée de métis, connait plus de liberté dans l'expression orale et peuvent maintenant passer le baccalauréat en langue locale.
A mon avis, continuer à promouvoir ces langues autochtones dans la sphère politique encouragera les jeunes en Calédonie aujourd'hui à capitaliser la connaissance de leurs propres langues maternelles et à faire tomber les barrières linguistiques, qui les piègent, pour favoriser l'intégration des diverses communautés calédoniennes. Ca me semble que toutes ces langues, qu'elles soient locales, étrangères ou coloniale, sont compatibles dans ce petit pays insulaire, mais il faut encore le soutien du gouvernement et un certain temps de mise en confiance pour les apprivoiser. En procédant étape par étape, par la reconnaissance, la valorisation et puis l'apprentissage de la langue du voisin, on assurera l'avenir de ce riche patrimoine lingustique, que possède la Nouvelle-Calédonie.
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Une classe de cuisiniers en terminale |
*Sur ce blog, j'ai décidé d'écrire les mots « kanak » et "maori" au masculin singulier, quels que soient le nombre et le genre qu'ils représentent, selon les systèmes grammaticaux de ces langues autochtones.